jeudi 5 novembre 2015

poésies

1- Les caresses des yeux
 
Les caresses des yeux sont les plus adorables;.
Elles apportent l'âme aux limites de l'être,
Et livrent des secrets autrement ineffables,
Dans lesquels seuls le fond du cœur peut apparaître
*
Les baisers les plus purs sont grossiers auprès d'elles;
Leur langage est plus fort que toutes les paroles;
Rien n'exprime que lui les choses immortelles
Qui passent par instants dans nos êtres frivoles.
*
Lorsque l'âge a vieilli la bouche et le sourire
Dont le pli lentement s'est comblé de tristesse,
Elles gardent encor leur limpide tristesse,
Elles gardent encor leur limpide tendresse;
*
Faites pour consoler, enivrer et séduire,
Elles ont les douceurs, les ardeurs et les charmes!
Et quelle autre caresse a traversé des larmes?
 
 
A l'Amie perdue (1896)
A.Angellier (1848 - 1911)

***
2- Il est d'étranges soirs

Il est d'étranges soirs où les fleurs ont une âme,
Où dans l'air énervé flotte du repentir,
Où sur la vague lente et lourde d'un soupir
Le cœur le plus secret aux lèvres vient mourir.
Il est d'étranges soirs où les fleurs ont une âme,
Et, ces soirs là, Je vais tendre comme une femme.
*
Il est de clairs matins, de roses se coiffant,
Où l'âme a des gaîtés d'eaux vives dans les roches,
où le cœur est un ciel de Pâques plein de cloches,
Où la chair est sans tâche et l'esprit sans reproches.
Il est de clairs matins, de roses se coiffant,
Ces matins - là, je vais joyeux comme un enfant.
*
Il est de mornes jours où, las de se connaître,
Le cœur, vieux de mille ans, s'assied sur son butin,
Où le plus cher passé semble un décor déteint,
Où s'agite un vague et minable cabotin.
Il est de mornes jours, las du poids de connaître,
Et, ces jours - là, je vais courbé comme un ancêtre.
*
Il est des nuits de doute où l'angoisse vous tord,
Où l'âme, au bout de la spirale descendue,
pâle et sur l'infini terrible suspendue,
Sent le vent de l'abîme et recule éperdue!
Il est des nuits de doute où l'angoisse vous tord,
Et, ces nuits là, je suis dans l'ombre comme un mort.

Au Jardin de l'Infante - 1893
Albert Samain 1858 - 1900

*



Vierge damnée

Il m’a déshabillée avec ses chauds regards,
Et j’ai senti crouler tout mon rempart de linge,
Lorsque ses yeux si clairs sur les miens si hagards
Versaient l’amour de l’homme et l’impudeur du singe.
*
Ses regards me disaient « Que ta virginité
« Frissonne de terreur et s’apprête au martyre ;
« Je suis le chuchoteur de la perversité,
« Et mon aspect corrompt, comme le gouffre attire.
*
« Ma passion qui rôde autour de tes cheveux
« T’insuffle mes désirs et pompe tes aveux :
« Donc c’est fatal ! il faut qu’un jour je te possède. »
*
Horreur ! il a dit vrai : tout mon corps haletant
Obéit d’heure en heure au charme qui l’obsède,
Et je vais, cette nuit, me donner à Satan.
*
Maurice Rollinat (les névroses) - Vie algérienne…n°2,  12 – 10 - 1924
***

Fin d’Empire
Dans l’atrium où veille un César de porphyre,
Arcadius*, les yeux peints, les cheveux frisés,
Par un éphèbe au corps de vierge se fait lire
Un doux papyrus grec tout fleuri de baisers.
*
C’est une idylle rose, où le flot bleu soupire,
Où l’art mièvre zézait en vers adonisés ;
Et l’empereur, qu’un songe ambigu fait sourire,
Respire un lis avec des gestes épuisés :
*
Cependant d’heure en heure entrent des capitaines :
Ils disent la terreur des batailles lointaines ;
Mais le maître au front ceint de roses n’entend
*
Et seul,  l’aïeul de marbre au dur profil morose
A tressailli dans l’ombre, en écoutant là – bas
Craquer sinistrement l’Empire grandiose.
*
 Albert Samain - 1858 - 1900 - (au jardin de l’Infante)
B.N  - Vie Algérienne…5/10/1924 – n° 1
*Arcadius, 1er  empereur romain d’Orient  * Eudoxie


Le défilé
Dans le faubourg planté d'arbres rabougris
Où le moindre chardon pousse au bas des murs gris ,
Sur le trottoir pavé que limitent des bornes ,
Lentement, en grand deuil tous deux , tristes et mornes,
Et vers le couchant d'or d'un juillet étouffant,
Vont ensemble une mère et son petit enfant.
La mère est jeune encore, elle est pauvre, elle est veuve.
Résignée, et pourtant ,  droite encor sous l'épreuve,
Elle songe sans doute au sombre lendemain;
El le petit garçon qu'elle tient par la main
A déjà dans ses yeux agrandis par les jeûnes
L'air grave des enfants qui s'étonnent trop jeunes.

Ils marchent, regardant le coucher du soleil.

Mais voici que, parmi le triomphe vermeil
des nuages de pourpre aux franges d'écarlates,
Là - bas, soudaine et fière, une fanfare éclate;
Et poussant devant eux clairons et timbaliers,
Apparaissent au loin les premiers cavaliers
D'un pompeux régiment qui vient de la parade.
Des escadrons! mais c'est comme une mascarade .
Les enfants et le peuple, hélas!, enfant aussi,
S'arrêtent en chemin pour les voir. Or ceux - ci
Sont très beaux; et le fils de la veuve regarde,
Lui qui vécut dans les murs froids d'une mansarde,
Il n'a jamais rien vu de tel. Il est hagard;
Et sa mère lui dit, bénissant ce hasard,
Et distraite, elle aussi, de ses rêves austères:

"Restons - là. Nous verrons passer les militaires."

Ils s'arrêtent tous deux; et le beau régiment,
Sombre et pesant d'orgueil, défile fièrement.
Ce sont des cuirassiers; ils vont musique en tête,
Répandant alentour comme un bruit de tempête.
Les casques sont polis ainsi que des miroirs;
Les sabres sont tirés. Tous les chevaux sont noirs;
Ils vont la flamme aux yeux et le sang aux narines.
- Les cuirassiers d'acier qui bombent les poitrines
Jettent à chaque pas des éclairs aveuglants;
Et les lourds escadrons, impassibles et lents,
Se succèdent,  au pas, allant de gauche à droite,
Avec leurs officiers dans la distance étroite,
Si bien que le passant, sur la route arrêté,
Cependant qu'il peut voir s'éloigner d'un côté
Des croupes de chevaux et des dos de cuirasses,
Voit de l'autre, marchant de tout près sur leurs traces,
S'avançant, alignés, comme par deux niveaux,
Des casques de soldats et des fronts de chevaux.
Et ce spectacle est le plus sublime et le plus farouche
Dans la rouge splendeur du soleil qui se couche.

Mais l'œil tout ébloui des ors et des aciers,
L'enfant cherche surtout à voir ces officiers
Qui brandissent, tournés à demi sur la selle,
Leur sabre dont la lame au soleil étincelle,
Et sont gantés de blanc ainsi que pour le bal,
Et commandent, tandis que leur fougueux cheval,
Se rappelant sans doute une ancienne victoire,
Secoue avec orgueil son mors dans sa mâchoire.
Et plus que tous ceux - là, l'enfant admire encor
Le plus jeune, qui n'a qu'une aiguillette d'or
Et marche dans les rangs ainsi qu'une recrue,
Mais qui semble toujours, à la foule accourue,
Le plus heureux, le plus superbe et le plus beau,
Car il porte les plis somptueux du drapeau.

Le régiment défile, et l'enfant s'extasie.
Craintif et se tenant à la jupe saisie
de sa mère, il admire, avide et stupéfait,
Et tremble. Mais alors celle - ci , qui rêvait,
Le regarde, et soudain elle devient peureuse.
La pauvre femme, qui naguère était heureuse
Que pour son fils, ce régiment paradât,
Craint maintenant qu'il veuille un jour être soldat;
Et même, bien avant que ce soupçon s'achève,
Son esprit a conçu l'épouvantable rêve
D'un noir champ de bataille où dans les blés versés,
Sous la lune sinistre, on voit quelques blessés,
Qui, mouillés par le sang et la rosée amère,
Se traînent sur leurs mains en appelant leur mère,
Puis qui s'accoudent, puis qui retombent enfin;
Et, seuls debout alors, des chevaux ayant faim
Qui, baissant vers le sol leurs longs museaux avides,
Broutent le gazon noir entre les morts livides!

Elle entraîne son fils; elle a le cœur glacé.
Et, bien que le brillant régiment soit passé
Et qu'au coin d'un faubourg tourne l'arrière garde,
L'enfant se plaint tout bas, et résiste, et regarde
Son rêve qui s'enfuit, espérant voir encor
Là - bas, dans la poussière, une étincelle d'or,
Et, détestant déjà les amis et les mères
Qui nous tirent loin des dangers et des chimères.
François Coppée (1864 - 1869)
" A ma sœur Annette Coppée"